Réalisation d'une ferme de charpente traditionnelle en chêne

Quelques mots d'explication sur le travail de charpenterie. On me demande souvent comment je procède, alors voici un résumé avec quelques photos de la technique que j'utilise. Je ne prétends pas ici que c'est la seule et bonne manière de faire, chaque charpentier a ses habitudes, mais le procédé expliqué ici se rapproche de celui suivi par la plupart d'entre nous. La technique est ancestrale, au niveau des assemblages, rien n'a changé depuis quelques siècles, la nouveauté c'est l'outillage électrique portatif et personne ne s'en plaindra. J'espère que cette page vous éclairera sur ce métier magnifique, plus qu'un métier encore : une passion.

A partir du projet du client, ou du plan d'architecte, qu'il faut parfois un peu modifier pour se plier aux exigences d'une charpente traditionnelle (par ex : pas de cheminée qui interrompt le faîtage, contrôler la position des fenêtres par rapport aux bois et porter une attention particulière à l'escalier à qui on laisse malheureusement de moins en moins de place).

C'est une étape capitale du travail, à ce stade, il faut penser dans quel ordre vont s'assembler les bois, par quelle ferme commencer le levage, etc.

Je dessine un plan au 1/10ème d'une des fermes de la charpente à réaliser. Avec un dessin assez précis on peut aller assez loin dans la préparation du travail, et donc aller assez vite le jour du levage. Si je dois réaliser le gîtage, je fais aussi le plan au 1/10ème avec l'escalier intégré et l'élévation des limons.
Les bois sont ensuite rabotés et marqués suivant leur emplacement dans la ferme. Il faut bien tenir compte de la manière dont ils vont évoluer dans le futur et de l'effort qu'ils doivent fournir afin de les orienter convenablement.

Chaque bois est ensuite "ligné" à l'aide d'un cordeau. Ce lignage est le trait de référence de l'axe du bois. En effet, comme les bois de charpente ne sont pas rectilignes, ce lignage va me servir de référence pour tous les assemblages des bois entre eux, ce sera l'axe de la mortaise comme celui du tenon, et ainsi même des bois de forme ou de sections différentes pourront parfaitement s'assembler. Le niveau (jaune sur la photo) est sur la "plumée de dévers" le rouge sur la ligne d'axe.

Ensuite, le plan de la charpente (les lignes importantes) est tracé au cordeau sur le sol de l'atelier en Vraie Grandeur (V.G.). Le jeu consiste maintenant à empiler tous les bois de la ferme les uns sur les autres, parfaitement "bullés" de dévers comme de lignage, et tous à la verticale des traits laissés au sol par le cordeau. Une fois que tout est bien installé, il faut "piquer" (tracer) les bois entre eux à l'aide du plomb de charpentier (plomb dont le centre est vide, ce qui permet de voir les traits au sol). Je reporte également d'autres traits importants comme le trait raméneret (une ligne de niveau représentée par un Z), le trait d'axe et bien sûr l'emplacement des pannes sur les arbalétriers.

Ces marques doivent être faites de façon très visible et non équivoque, en effet il faut éviter toute confusion dans l'assemblage des fermes sur le chantier, ainsi chaque ferme à son numéro. La marque en haut à droite est "Deux, contremarque" ce qui signifie que c'est une pièce de la ferme numéro 2, placée à la droite de l'axe de la ferme. Une pièce située à gauche de l'axe ne portera pas cette "jambette" et on dira que c'est un "Deux, franc". Ces marques sont très anciennes et connues des charpentiers professionnels. Quand tous les bois sont tracés, je vérifie n'avoir pas oublié de traits.

Ensuite commence la taille. Un par un ou par paire, je les pose alors sur les tréteaux ou sur des chantiers à même le sol afin d'effectuer les assemblages. Les tenons sont faits à la circulaire, nettoyés au ciseau de charpentier, désaboutés à la scie égoïne. L'aubier ou "blanc bois" est enlevé à l'herminette, les mortaises sont creusées avec la mortaiseuse à chaîne. Quand tous les assemblages sont terminés, j'assemble la ferme là ou je l'ai tracée; c'est la "mise en dedans". C'est à ce moment que je vois si j'ai bien travaillé ;-)





La mise en dedans va permettre une opération importante qui est la préparation du "chevillage à la tire". Vous pouvez remarquer que les enlaçures (trous de diam. 20mm.) sont déjà perçés là où se trouvent les mortaises, mais pas encore sur les tenons. Cette technique géniale (également utilisée pour les escaliers) va permettre de serrer les joints des assemblages lors de la mise en dedans définitive. Je pointe avec un coup de marteau sur une vieille mèche à travers l'enlaçure (le trou de cheville) de la mortaise et je laisse ainsi une petite marque sur le tenon. Quand ceci est fait pour tous les assemblages, je sépare les bois et je fore l'enlaçure dans le tenon, légèrement en décalage et un peu de biais par rapport au pointage que j'ai fait. Lorsque la cheville sera chassée, elle va tirer pour faire coïncider les deux enlaçures.

A ce stade, les fermes sont rangées par paquet, excepté les poinçons pour lesquels une autre opération d'assemblage doit être réalisée. Il faut effectuer maintenant le contreventement du bâtiment. Les " joints à sifflet désaboutés " des faîtages sont façonnés en premier. Je règle les faîtages sur l'épure en V.G., ensuite je fais quartier avec les poinçons que je pose à la bonne hauteur grâce au trait raméneret, par-dessus je mets les liens de faîtage, je pique les bois puis je les taille.


Les traces de crayon et autres marques provisoires peuvent être nettoyées avant de ranger le tout en attendant la mise en dedans définitive au sol sur le lieu du chantier et le levage...

...Quelques jours passent. Nous voici à pied d'oeuvre sur le terrain. Les fermes sont assemblées une dernière fois (la 3ème en tout), de manière définitive grâce aux chevilles. Elles sont assemblées les unes sur les autres, et ensuite, une par une elles sont levées, "stipées" provisoirement, et les faitages sont chevillés d'une ferme à l'autre.

Les pannes et chevrons sont cloués, les solives de plancher sont posées sur les entraits et on y insère tous les chevrons du gîtage. L'escalier est assemblé et protégé par une bâche.

Il n'aura fallu que 2 journées pour le levage de cette charpente et la mise en place de l'escalier... et quelques semaines de travail au préalable en atelier pour dessiner, tracer, piquer, rembarrer, tailler et assembler !

Pour terminer, voici une lettre écrite par Vauban en 1683 à Monsieur de Louvois. Cette lettre est toujours d'actualité, rien n'a changé, jugez vous même :

"Belle-Isle en Mer, le 17 juillet 1683
Monseigneur,
Il y a quelques queues d'ouvrage des années dernières qui ne sont point finies et qui ne finiront point, et tout cela, Monseigneur, par la confusion que causent les fréquents Rabais qui se font dans vos ouvrages, car il est certain que toutes ces ruptures de marché, manquements de parole et renouvellement d'adjudications ne servent qu'à vous attirer comme Entrepreneurs tous les misérables qui ne savent où donner de la tête : les fripons et les ignorants, et à faire fuir tous ceux qui ont de quoi et qui sont capables de conduire une Entreprise.
Je dis plus, qu'elles retardent et renchérissent considérablement les ouvrages qui n'en sont que plus mauvais, car ces Rabais et Bons Marchés tant recherchés sont imaginaires, d'autant qu'il est d'un Entrepreneur qui perd comme d'un homme qui se noie, qui se prend à tout ce qu'il peut ; or, se prendre à tout ce qu'on peut en matière d'Entrepreneur, c'est ne pas payer ses marchands chez qui il prend les matériaux, friponner ce qu'il peut, mal payer les ouvriers qu'il emploie, n'avoir que les plus mauvais parce qu'ils se donnent à meilleur marché que les autres, n'employer que les plus méchants matériaux, chicaner sur toutes choses et toujours crier miséricorde contre celui-ci et celui-là...
En voilà assez, Monseigneur, pour vous faire voir l'imperfection de cette conduite : quittez-la donc et au nom de Dieu, rétablissez la bonne foi, donnez les prix et les ouvrages et ne refusez pas un honnête salaire à un entrepreneur qui s'acquitte de son devoir, ce sera toujours le meilleur marché.
Vauban"